Les enjeux du multi-salariat pour les pays en voie de développement

Article : Les enjeux du multi-salariat pour les pays en voie de développement
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07/12/2019

Les enjeux du multi-salariat pour les pays en voie de développement

Le numérique et l’économie des plateformes

À la suite de la révolution numérique, les possibilités et modalités de travail ont été transformés : micro-travail[1], portage, multi-salariat, télétravail, coworking…). Il est désormais commun de voir des personnes exerçant plusieurs jobs, à distance ou en présentiel, et ce pour diverses motivations, la plus importante étant d’ordre économique. Des particuliers équipés d’un ordinateur et payés à faire du traitement de texte, de la modération sur les réseaux sociaux ou du classement de factures pour le compte d’entreprises : c’est le principe de l’économie de la prestation. Cette dernière a entraîné la digitalisation du travail[2], le statut d’autoentrepreneur, le télétravail, l’ubérisation[3]. Au premier rang des inconvénients, l’isolement professionnel, l’ingérence du travail dans la vie personnelle, la diminution des rapports sociaux, l’allongement des heures travaillées etc.

Cette manière de travailler, qui caractérise principalement la génération Y, se répand de plus en plus dans les pays en voie de développement où l’accès à l’emploi reste un défi permanent.  Contrairement à leurs aînés, ils savent que la sécurité de l’emploi et la retraite ne sont pas des acquis. Par exemple en Afrique de l’Ouest :

  •  14,3 % des travailleurs des capitales de l’Union Economique et Monétaires des Etats de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA) occupent leur emploi principal moins de 35 heures par semaine, alors qu’ils souhaiteraient travailler davantage ;
  • 43 % des actifs occupés des capitales de l’UEMOA travaillent plus de 48 heures, proportion qui monte à 48 % si l’on considère uniquement les travailleurs du secteur informel !

On rencontre donc davantage de situations d’excès de travail pour parvenir à un niveau de revenu décent. La pluriactivité[4] est en effet souvent considérée comme une stratégie des ménages pour accroître leurs revenus, en particulier en cas de contrainte conjoncturelle ou risque de chômage partiel. Et selon un rapport[5] de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques), les jeunes de 30 ans n’exerceront pas moins de 13 métiers, dont certains n’existent même pas encore.

Economie des plateformes et développement des compétences

Dans de nombreux pays en développement, où une grande partie de la population n’a pas accès à une éducation de base de qualité, le défi de doter les gens des compétences nécessaires pour participer à l’économie de plate-forme est beaucoup plus important[6] que dans les pays du Nord. De plus, on doit se demander non seulement quelles sont les barrières de compétences qui entravent l’accès à cette nouvelle forme de travail, mais aussi quels types de mobilité économique l’économie de plateforme favorise.

Un autre lien entre le développement des compétences et l’économie de plate-forme est la collaboration entre les centres de formation et les entreprises de l’économie de plate-forme. Des organisations comme Souktel, qui opère au Moyen-Orient, ont utilisé la technologie de la téléphonie mobile pour révolutionner l’adéquation sur le marché du travail et connecter les jeunes aux programmes de développement des compétences. Souktel et d’autres utilisent des systèmes basés sur les SMS pour établir des profils de jeunes chômeurs et les relier ensuite à des opportunités pertinentes. Ces types de portails pourraient-ils être intégrés dans les systèmes d’économie de plateforme afin que les travailleurs qui utilisent ces plates-formes disposent d’un canal efficace pour se renseigner sur les possibilités de perfectionnement professionnel et de perfectionnement des compétences ?

Un aperçu des pratiques existantes en Afrique

En Afrique, ce mode de travail basé sur les plateformes en ligne, peut permettre d’améliorer ses revenus et d’avoir davantage d’autonomie, selon les résultats d’une enquête conduite par les chercheurs du Gordon Institute of Business Science de l’université de Pretoria auprès de 500 de ces e-travailleurs, notamment au Kenya, au Nigeria et en Afrique du Sud.

En 2013, au moment d’ouvrir Naijacloud, un site de mise en relation entre employeurs et micro-salariés numériques, le Nigeria avait même estimé que ce secteur pourrait représenter 450 à 900 millions de dollars par an.

Depuis juin 2016, Isahit, une société française ambitionne de reconnecter les jeunes femmes africaines au monde du travail grâce aux micro-tâches. Au Cameroun, des femmes vont travailler sur les marchés le matin puis passent l’après-midi à modérer les commentaires de sites internet. Au Togo et au Burkina, des étudiants arrondissent aussi leurs fins de mois de cette manière. Le modèle d’Isahit est proche de celui d’Amazon Mechanical Turk[7]. Mais les niveaux de rémunération des 500 000 turkers d’Amazon sont vivement critiqués, avec parfois quelques cents de dollar seulement par tâche. Mais Isahit paye 20 dollars (18 euros) par jour pour sept heures de travail, et les fondateurs entendent recruter 10 000 personnes à Dakar, Abidjan, Ouagadougou et Yaoundé.

En 2017, le gouvernement kenyan lançait « Ajira », un programme de formation des jeunes aux compétences numériques qui vise à réduire le chômage ambiant en créant un million d’emploi. Joe Mucheru, ministre kényan de l’Information, de la Communication et de la Technologie explique que les autorités envisagent de maximiser les efforts sur les emplois en ligne qu’offrent plusieurs sociétés dans le pays ces dernières années : « Les entreprises offrent davantage de travail en ligne parce que c’est plus pratique et rentable pour elles…». Le gouvernement kényan estime à plus de 40.000, le nombre de Kenyans ayant obtenu un travail en ligne allant des services de transcription au développement de logiciels sur des sites tels qu’Amazon Mechanical Turk et la plateforme kenyane KuHustle. L’ambition est de poursuivre sur la même lancée avec le programme Ajira (emploi en swahili).

La seule différence substantielle entre le travail à la chaîne du siècle passé et ces plateformes de micro-travail, est que ces dernières se basent non pas sur une hyperspécialisation mais sur une hyperstandardisation des actions.  Les controverses et les accidents auxquels les stratégies opportunistes de ces entreprises porteuses d’une version marchande de l’économie de partage exposent ses contributeurs montrent à quel point, dans le travail algorithmique, la dimension immatérielle se fait toujours rattraper par les éléments tangibles, par la force des contraintes matérielles et sociales, par la réalité des conditions de vie même des usagers.

Perspectives d’avenir

Emploi et travail constituent une préoccupation sociale[8] majeure, à l’heure de l’automatisation grandissante et du chômage de masse. La formation, initiale ou continue, semble plus que jamais être un rempart au chômage. Mais réaliser une formation professionnelle de qualité ne garantie pas l’obtention d’un job de qualité. Au-delà des motivations économiques, le télétravail, le multi-travail etc., sont également des sources d’épanouissement professionnel ou personnel. Pour certains, il s’agit d’un moyen alternatif d’assouvir leur passion ou rêve. Pour d’autres, il s’agit de quêtes intérieures résultant de la curiosité, du gout de l’aventure. Contrairement à ceux qui considèrent donc les micro-travailleurs comme des automates[9], nous pensons que le plus important, c’est de considérer le but ultime du travail, c’est-à-dire « ce qui permet l’épanouissement de chacun dans sa singularité, au bénéfice de la collectivité ».

Les chercheurs et les gouvernements ont une tâche ardue à accomplir pour évaluer les impacts de l’économie plate-forme dans le Sud, sans parler de l’élaboration de nouvelles politiques autour de celle-ci. Dans l’ensemble, nous devons évaluer l’impact de l’économie de plate-forme sur les marchés du travail dans le Sud en considérant comment la participation à ces formes de travail affecte les individus au cours de leur vie professionnelle. Cela signifie qu’il faut se concentrer sur les possibilités de formation des compétences, de mobilité économique et d’autonomisation. Ensuite, il est important de se focaliser davantage sur la maximisation de la valeur qui revient aux travailleurs dans l’économie de plateforme. Les nouvelles politiques et réglementations devraient tirer parti des avantages de l’économie de plateforme plutôt que d’essayer de limiter sa croissance.

  • Références


[1] Lehdonvirta, Vili & Paul Mezier (2013) Identity and Self-Organization in Unstructured Work, Working Paper COST Action IS 1202, « The Dynamics of Virtual Work », n° 1, https://www.dynamicsofvirtual-work.com/wpcontent/uploads/2013/03/COST-Action-IS1202-Working-Paper-12.pdf

[2] Antonio Casilli. Digital Labor : travail, technologies et conflictualités. Qu’est-ce que le digital labor ? Editions de l’INA, pp.10-42, 2015, 978-2-86938-2299.

[3] Dans le cas d’Uber, l’idée initiale était de créer des réseaux de covoiturage dynamique en mettant en contact un utilisateur passager avec un conducteur. Finalement, cela s’est transformé en un service qui remplace les taxis, voire qui aspire à « disrupter » le secteur des transports urbains, à y introduire des éléments de rupture économique et sociale.

[4] Ils étaient plus de 4,5 millions en France (16% des actifs) d’après une étude menée par le Salon des micro-entreprises en Août 2015.

[5] OECD (2017). Going Digital: Making the Transformation Work for Growth and Well-being. Meeting of the OECD Council at Ministerial Level. Paris, June 2017

[6] Dewan, S. & Randolph, G. (2016). Introduction, in Transformations in Technology, Transformations in Work. JustJobs Network. Retrieved from https://justjobsnetwork.org/transformation-in-technology-transformation-in-work/

[7] Il s’agit d’une plateforme fondée sur un principe simple de parcellisation et d’atomisation des tâches. Vous pouvez vous inscrire sur MTurk si vous êtes un travailleur ou une entreprise, avec des avantages spécifiques. Si vous êtes un travailleur, vous choisissez de réaliser des tâches simples, appelées Hits (Human intelligence tasks). Il s’agit d’activités qui affichent une forte ressemblance avec les comportements numériques « hors contrainte de travail » : écrire des courts commentaires, cliquer, regarder des photos ou des vidéos…

[8] Devereux, S. & Sabates-Wheeler, R. (2004). Transformative social protection. Working paper series, 232. Brighton: IDS. Retrieved from https://opendocs.ids.ac.uk/opendocs/bitstream/handle/123456789/4071/Wp232.pdf?sequence=1

[9] C’est de toute façon ce qui est en train de se passer, à cause de la déferlante de l’automatisation. D’aucuns disent que les postes créés dans le digital ne compenseront pas ces pertes, loin de là.

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Commentaires

Flan SEHI
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C'est un très bon document, j'en ai appris.
Très content!

NGNAOUSSI ELONGUE Cedric Christian
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Cher Sehi,
Bien merci pour votre feedback.
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