Entretien métaphysique avec la langue française
Ce texte a été rédigé dans le cadre du Concours littéraire « Ma Parole » organisé par l’Ambassade de France au Ghana à l’endroit du public francophone dans le cadre de la Semaine de la Francophonie 2018 sous le thème « Le français en Afrique : langue du passé, du présent ou de l’avenir ? ». Ce concours d’écriture s’inscrit dans le projet de coopération culturelle internationale « Dialogues artistiques transatlantiques Caraïbe(s) – Afrique(s) » porté par l’Institut Français du Ghana et la Délégation Générale de l’Alliance française au Ghana avec le soutien des collectivités et des services de l’État de Martinique et de Guadeloupe. Le présent texte fut lauréat du 2nd Prix de la Catégorie Grand Public. Ce récit est une œuvre de pure fiction. Par conséquent toute ressemblance avec des situations réelles ou avec des personnes existantes ne saurait être que fortuite. Bonne lecture !
Prologue
- « Murielle, réveille-toi ! Il est déjà 7h34 min et tu ne t’es même pas levé pour te préparer pour l’école ! » entendis-je dans ma torpeur, à moitié endormie et éveillée. « Bien que diffuse, j’étais presque certaine que la voix provenait de l’autre côté de la cloison, de la chambre de maman. Voilà bientôt 18 ans que j’endurais ce refrain rocailleux à mon réveil. Dès qu’elle ouvrait les yeux, le premier nom qui sortait de sa bouche était le mien. Voilà bientôt 18 ans qu’elle avait ainsi court-circuité mes rêves. »
Mais ce matin, elle essaya de rattraper son rêve, cette fois très beau, puisqu’elle était dans la peau de Ororo, épouse de T’challa, roi du Wakanda. Elle feint donc n’avoir pas entendu la voix de sa mère, à la recherche du rêve perdu. Après une dizaine de minutes, en vain, elle abandonna. Puis, elle prit son bain, récupéra son pain et se rendit à l’école. Elle était en classe de terminale.
Murielle était une grande rêveuse. Elle tenait cela de son père, qui était un conteur professionnel. Petite, elle l’accompagnait dans sa tournée de la région. Elle aussi aimait rêver et raconter des histoires. Elle ne s’en privait pas, et ce depuis qu’il l’avait prématurément quittée. Il lui suffisait d’une anecdote ou d’une image pour laisser libre cours à son imagination et à sa fantaisie. Avec les rêves, elle pouvait contrôler sa réalité, créant de toutes pièces un monde à part aussi merveilleux qu’insaisissable. Ce jour-là, c’était un 21 janvier, son enseignante acheva un cours sur la Francophonie. Comme exercice, elle leur demanda d’imaginer des actions qui pourraient dynamiser la langue française en Afrique.
Murielle prit une feuille blanche, qu’elle posa devant elle puis se mit à la fixer. En observant son regard fixe, intense, presque exorcisant, on aurait pensé qu’elle y lisait des lignes invisibles. Perdue dans ses pensées, Murielle essayait tout simplement de penser la langue française non plus comme objet de discours mais comme sujet. Si cette langue avait une voix, que dirait-elle ? Lui demande-t-on souvent son avis sur les questions la concernant ?
Alors qu’elle était perdue dans les méandres pittoresques de son esprit, elle glissa subrepticement dans le sommeil.
Une conversation avec l’au-delà
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, le temps d’un clin d’œil, elle se trouva dans un studio radio, un casque microphone aux oreilles. En face d’elle, une dame très raffinée, qui semblait attendre une action de sa part. Elle lut « Mme Lingua Franca » sur son chemisier et comprit qu’il était temps de passer à l’action. Elle se lança, se laissant guider par la magie de l’instant présent :
« Salut à tous et bienvenue sur les ondes de la Radio Gallotopia FM, la chaine ou vos rêves deviennent réalité. Aujourd’hui nous irons à la rencontre d’une invitée tout à fait célèbre qui nous fait l’honneur d’être présente sur notre plateau aujourd’hui.
Mme LF…, pourriez-vous vous présenter à nos auditeurs ?
Je suis LF…, fille de Gregorius Stapounislos et de Latina Sylva. Je suis née aux alentours de 842. Mes parents sont très âgés aujourd’hui mais demeurent néanmoins importants. Mon enfance a été assez difficile car je n’avais pas de véritable repère identitaire. En effet, je n’étais pas le seul enfant à mes parents et en tant que fille, j’ai dû batailler davantage pour me faire respecter et gagner ma place auprès du soleil. Aujourd’hui, j’ai été bénie par Dieu et j’ai près de 275 millions d’enfants répartis aux quatre coins du monde mais majoritairement à Afritopia[1]. Je suis une racleuse[2], j’aime les voyages, l’Art et me faire de nouveaux amis.
Quel parcours édifiant. Si mes calculs sont bons, vous devez donc porter plusieurs siècles sur vos épaules ?
Hum ! (Elle rougit !) Oui c’est approximativement ça. Mais n’allez surtout pas penser que je suis une mémé rouillée et inutile. Bien que je sois légèrement vieille, je garde toute mon énergie, ma prestance et prend du wiski[3] de temps à autres. Ma mémoire est fidèle comme celle d’un chien. Et ne dit-on pas souvent que « seules les vieilles marmites savent faire de bonnes sauces… ». Dans l’œil du vieillard se trouve le chemin de la vie.
Avec une mémoire fidèle comme le porc l’est à la saleté, quels sont donc vos souvenirs d’enfance qui vous ont marqué ?
Il est assez difficile de répondre à cette question. Voyez-vous, mon adolescence et ma jeunesse n’ont pas été différentes de mon enfance : elles furent plus mouvementées et épicées. La vie nous réserve toujours des surprises, en mal comme en bien, c’est pourquoi elle mérite d’être vécue. Pour accompagner ma croissance et m’empêcher d’être « corrompue », mes parents m’ont confié à un tuteur, Robert Richelieu. J’étais assez bouillonnante, aussi ne pouvait-il pas assurer ma garde à lui tout seul et m’a donc entourée d’une pléiade d’écrivains et de poètes qui se sont chargés de mon éducation, ma protection et de ma défense. Comme toutes les filles de mon âge, j’ai connu quelques crises d’adolescence. Mais ils ont toujours été là pour me réconforter et me redonner confiance en moi.
Vous avez donc reçu une éducation classique et rigoureuse. En quoi cela a-t-il influencé vos choix dans la vie ? Qu’en est-il de votre éducation sentimentale ?
Lorsque je fus suffisamment instruite, j’acquis la liberté de m’autoriser des randonnées individuelles. C’est à cette période que j’ai commencé à flirter avec mes premiers amants. Le premier s’appelait Ouellet Tremblay. Il aimait les gens et leur rendait service à chaque fois qu’il pouvait. Il m’a comblée et aujourd’hui, nous constituons une famille de 7 274 090 personnes, soit 22 % de la population du Qanada. Mais de toutes mes relations, la plus belle des expériences que j’aie eu fut avec deux hommes virils et machos qui avaient connu la guerre, l’amour et la violence.
Le premier, Homère Césaire, était un mordu de poésie. Il ne jurait que par elle et me couvait sous des auréoles de mots si doux que je pouvais m’empêcher de jouir à leur ouïr. S’il y a une chose cependant essentielle qui le différenciait de mon autre amant Hugo Senghor, c’est sans aucun doute le style. Leur destin et éternelle complicité les accompagna outre-tombe puisqu’ils trépassèrent tous les deux à 95 ans. J’ai broyé du noir, au moment de leur mort, car ils ont beaucoup œuvré pour asseoir ma place dans l’imaginaire Afritopien.
Veuillez pardonnez mon indiscrétion, mais au regard de ces aventures, on pourrait penser que vous êtes frivole. Ou du moins que vous prenez plaisir à vous énamourer avec des étrangers.
Ne vous en faites pas, votre question est logique ! Mais comme je vous l’ai déjà indiqué, j’aime les voyages. Car ils me permettent de faire de nouvelles rencontres. Et s’il se trouve des personnes avec lesquelles mon cœur résonne, je perds la raison : ce fut le cas pour Hugo Senghor. S’il se trouve des peuples avec lesquels mon cœur entre chœur et en symbiose, je m’y pose.
C’est le cas par exemple d’Afrotopia, un lieu, une demeure où je suis arrivée par effraction mais où je suis demeurée par passion. Mais voilà c’est comme ça, je dois voyager pour vivre et je vis pour voyager. Je ne pourrai demeurer sur une terre. Je ne pourrai appartenir à un Homme. Je suis unique mais multiple. Seule mais peuplée. C’est l’essence même de ma vie. C’est ce qui donne un sens à cette vie. Si c’est de la frivolité, eh bien soit ! Pour moi, c’est de la mobilité.
Vous déclarez être en symbiose avec le peuple Afrotopien. Pourrait-on savoir comment ou pourquoi ?
J’ai connu le peuple Afritopien à travers et grâce à Hugo Senghor et Homère Césaire. Mais je dois avouer que nos rapports étaient houleux car s’inscrivant dans le cadre colonial. Le peuple était alors hostile et rebelle à ma présence. Ils ne voyaient en moi qu’une menace et je reconnais leur avoir donner toutes les raisons pour le croire. A l’époque fière, arrogante et jalouse, je désirais avoir toute l’attention et l’affection au point de cautionner la ségrégation de mes concubines afritopiennes. Là, j’ai essayé de conquérir l’amour du peuple par la violence et la coercition : tous ceux qui refusaient de m’honorer étaient sévèrement punis.
Mais j’ai fini par comprendre que la violence n’était point la solution, elle n’était que l’arme des plus faibles. Ses effets moins durables, s’effacent avec le temps. Désormais, j’ai compris que je devais faire la paix avec mes concubines afritopiennes, notamment Mme Twii Theresa au Ghana, Mme. Kiswahili Katy du Kenya, Mme. Fulfulde Falmata au Cameroun, pour ne citer que celles-ci.
Pensez-vous vraiment qu’il est possible d’avoir des rapports pacifiques et conviviaux avec vos concubines ?
Oui ! Je le pense sincèrement. Nous n’avons pas les mêmes rôles ni fonctions. Et nous sommes, d’une manière ou d’une autre, rattachées les unes aux autres. Lorsque l’une d’entre elle est menacée, je le suis également. Si elle meurt, c’est une partie de moi qui s’en va. Car au finish, nous formons un tout. Nos différences ne sont point des carences mais des richesses. Et c’est l’union de nos « univers dormants », leur symbiose, qui donne un cosmos linguistique hybride. Je suis fière aujourd’hui, non plus parce que je suis honorée d’être la plus courtisée mais parce que j’ai une paix dans l’âme, j’œuvre à mon niveau à la réussite conjugale de mes anciennes concubines en leur offrant des espaces d’expression et de création. Elles l’ont également fait pour moi, et aujourd’hui, j’ai des gendres un peu partout sur le continent.
Par exemple, lorsque j’effectue un voyage à Yaoundé, mon gendre Mboa[4] Martial me sert de guide en venant me récupérer depuis l’aéroport pour l’hôtel. Nous prenions ensuite un ben-skin[5], le seul engin capable de virguler[6] assez pour réussir à nous extirper des embouteillages éternels et asphyxiants, du chemin qui mène au restaurant « Nkondjock Délice ». Ce jour, j’y avais tchop[7] du Bongo Tchobi[8] avec une 33’’ bien glacée, une jong[9] du kwat[10]. Après avoir nang[11] jusqu’au chap, je prenais un autre vol le lendemain : direction Abidjan où je devais assister à une conférence.
Le lendemain, après avoir tergiversé et procrastiné pendant deux heures, je me décidais finalement à me rendre au marché local y acheter des souvenirs. Dans le taxi, le chauffeur me tympanisa les oreilles avec un rythme endiablé de Zouglou où je ne captais que quelques mots. Mais cette musique de Magic System l’enjaillait tellement qu’il conduisait tout en sifflotant et bougeant son corps. Le marchand de chaussures qui était…
Permettez moi de vous interrompre, Mme LF…, mais une fois de plus mais je vous avoue que je n’ai compris qu’un tiers de vos propos. Surtout à partir du moment où vous vouliez décrire vos relations pacifiques avec les langues africaines.
OH ! Je suis vraiment désolé mais je ne m’en étais pas du tout rendu compte. Mais il quasiment impossible de rendre fidèlement compte de ces réalités en employant mon lexique. Ces référents, pour la plupart, n’existent que dans ces pays-là. Ils ne gardent leur saveur que dans ce langage et le perdrait si je les traduisais. Nous sommes complémentaires et non compétitrices. C’est donc pourquoi je disais qu’il était important pour moi d’avoir de très bonne relation avec mes concubines désormais sœurs afritopiennes…
Est-ce également le cas avec la langue anglaise Mme Lingua Anglia ? Ne pensez-vous pas que son apogée entraine votre périgée?
(Silence !) (Suivi d’un moment de silence. On voyait un léger rictus de sourire se dessiner sous ses lèvres).
Je reconnais que ma nièce de Londres, la langue de Shakespeare, est l’objet d’une attention sans précédent. Je reconnais qu’elle s’insinue de plus en plus dans nos conversations quotidiennes, parfois même à notre insu. Mais, comme je l’ai déjà dit en évoquant mon rapport aux langues africaines, je ne considère point cela pour de l’adversité mais pour de la diversité.
Toutefois, nous sommes involontairement et inéluctablement entrainés dans une course terrifiante : celui de la compétition, sous-tendue par les ressorts capitalistes de notre société. À cette course, je ne veux et ne vais point participer. Car cela reviendrait à encourager l’émergence « d’identités meurtrières ». Le faire reviendrait à imiter ce qu’on observe dans la sphère religieuse où chaque confession est prête à tout pour capter le maximum de croyants. Jamais je ne me laisserais prendre à cet engrenage. Nous ne devons pas toujours rechercher le sommet en écrasant les autres, je ne sollicite ni l’apogée ni la périgée d’une langue sur une autre mais la « mésopogée » des langues, dans une esthétique de la relation et du divers.
Mme Lingua, à vous écouter, vous êtes bien optimiste. N’êtes-vous point entrain de sous-estimer l’épée de Damoclès qui pèse sur vous ? Ne craignez-vous pas perdre votre statut en Afrique et dans le monde ?
Je suis bien conscient de cette « menace ». Toutefois, cette épée de Damoclès ne repose pas que sur moi mais sur nous. La diversité linguistique et culturelle sont des prérequis pour l’avènement et l’établissement d’une paix durable dans le monde. De l’avenir de la langue française en Afrique dépend l’avenir des langues africaines de même que l’avenir de toutes les langues du monde. Ma bouche sera la bouche des langues qui n’ont point de bouche et ma voix celle de celles qui s’affaissent au fond du cachot du désespoir.
Pensez vous que les Français, parce qu’étant vos enfants de la première génération, devraient automatiquement assurer votre protection ?
Non ! Car on peut être français et gallophobe. Tout comme on peut être afrancophone mais francophile. C’est une question de valeurs, de représentations ou d’imaginaire. Parler une langue c’est accepter d’épouser l’imaginaire de cette langue dans un espace-temps, aussi infime soit-il. J’en appelle donc à toute ma famille répartie aux quatre coins du monde, et surtout en Afrique, à me porter dans leur cœur afin qu’en chœur avec toutes les langues du monde, nous puissions chanter un chant d’amour mutuel et de respect. Il ne s’agit point de me sauver mais de nous sauver, de vous sauver. Désormais unis, vous vivez en moi tout comme je vis en vous.
Mme. L.F… comment pourrait-on vous permettre de retrouver votre dynamisme et votre vigueur d’antan, et partant, de vous empêcher de sombrer dans le néant ?
La solution à mes nos maux réside dans le financement et la promotion du multiculturalisme sous toutes ses formes ; l’avènement d’une poétique de la relation et du divers.
Un dernier mot ?
Oui ! Juste t’indiquer que la grande question philosophique, culturelle et esthétique du XXIème siècle est celle de la mobilité, de la mutualité et de la circulation. Favoriser l’expression et l’expansion de ce triptyque, c’est contribuer à l’avènement d’une Civilisation de l’Universel.
Auteur: NGNAOUSSI ELONGUE Cédric Christian
[1] Pour les besoins du récit, certains noms ont été changés. Toute ressemblance, partielle ou réelle avec des référents existant n’est que pure coïncidence.
[2] Mot disparu qui signifie : une mauvais joueur de violon
[3] Un mot ayant disparu du Dictionnaire Larousse.
[4] Mboa signifie Cameroun en dialecte local.
[5] nom masculin utilisé au Cameroun pour désigner une moto-taxi.
[6] verbe utilisé au Tchad comme synonyme de bifurquer.
[7] Mot issu du Camfranglais qui désigne « manger ».
[8] Plat local camerounais fait à base de machoiron et de tomate farcie.
[9] Mot du camfranglais qui désigne « l’action de boire ».
[10] Mot du camfranglais qui désigne le « quartier ».
[11] Mot du camfranglais qui désigne l’action de « dormir »
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